Le train était parti. Au début, il s’était mis à trembler puis, doucement avait pris de la vitesse en respirant très fort. Cela faisait un bon moment maintenant qu’il avait dépassé la dernière maison de la ville et qu’il roulait au milieu de la campagne en lançant, de temps en temps, des cris joyeux et fiers.
Isabelle, sagement assise sur la banquette, n’aurait pu compter les minutes écoulées depuis que ce voyage, qui devait la conduire chez une vieille tante, avait commencé dans un bruit de tempête et d’orage. Son esprit tout entier était habité par ces mots: "fais attention à ta petite valise". C’est ce que lui avait dit sa maman en quittant le compartiment, après l’avoir embrassée et lui avoir essuyé le coin des lèvres avec son mouchoir humecté de salive. Qu’est-ce que ça pouvait vouloir dire? Le nez en l’air, Isabelle fixait la petite valise noire qui tressautait, se calmait, s’énervait à nouveau sans que l’on sache pourquoi. Elle était bien calée là-haut et même en se mettant en colère elle n’irait sans doute pas bien loin; le risque n’était donc pas là. "j’ai trouvé " pensa t-elle soudain "c’est la fermeture!". Elle revit son père, le sourcil soucieux, en train de s’acharner à vouloir immobiliser une languette qui, à plusieurs reprises, s’était brusquement redressée comme un diable sortant de sa boîte. La serrure récalcitrante n’avait pas eu le dernier mot et la querelle s’était terminée par un triomphal: "ça y est, ça ira!". Un papa qui est si grand,qui sait marcher si vite et qui parle au gendarmes sans avoir peur, ne pouvait pas se tromper. "Ca ira!" se dit Isabelle dont le coeur, aussitôt, se desserra. Elle baissa la tête et n’eut plus d’inquiétude pour son bagage.
Isabelle, n’ayant rien d’autre à faire, décida de s’intéresser aux autres occupants du compartiment; Ils n’étaient que deux. Sur sa gauche, tout près de la porte, un gros monsieur aux joues roses qui portait un pantalon de velours et une épaisse chemise à carreaux rouges et noirs. Il semblait dormir et tenait ses mains posées sur le pommeau d’une canne qui vacillait au rythme du wagon. En face de lui, une femme d’un certain âge, grise des pieds à la tête, lisait. Elle avait porté son livre très haut et très près de son visage. Isabelle ne pouvait voir sa figure mais se doutait qu’elle devait ressembler à une souris. La dame respirait bruyamment, très fort par le nez et cela finit par amuser Isabelle qui s’imaginat que lorsqu’elle éternuerait elle libérerait un nuage de lettres, de virgules et de points d’interrogation.
Finalement, tout ça n’était pas très captivant. D’un bond, la voilà debout, le nez à la fenêtre. Comme il faisait beau! En contre-bas, un petit ruisseau, comme un serpent de verre aux écailles de lumière rampait tranquillement parmi les hautes herbes et la chevelure des saules. Parfois il se couvrait d’une écume de blanc pur ou se nimbait d’une fine brume d’où jaillissaient de petits arc-en-ciel. Plus loin, à la sortie d’un buisson, il décocha un éclair si intense qu’Isabelle dut fermer les yeux un instant. Les insectes zigzaguant qui traversaient cette lame incandescente semblaient s’y consumer. Les champs tout autour étaient jaunes de boutons d’or et Isabelle se dit qu’il avait plu du soleil. Brusquement, un lourd nuage de suie écrasa sa face hideuse sur la vitre du train. La fillette en fut effrayée, et se sentit seule et sans défense. Prise de panique, elle jeta un regard humide vers l’arrière du train comme pour se rapprocher de l’amour de ses parents qu’elle avait laissés là-bas, sans en avoir vraiment profité. Son malaise s’aggrava. Tout, le ruisseau, les champs, les grands arbres solides, les maisons aux yeux tristes, tout était comme mangé par un très lent tourbillon, implacable. Elle voulut se jeter de l’autre côté du train, vers la fenêtre du couloir, pour savoir si, là aussi, c’était la fin du monde. Elle n’en eut pas le temps. La canne du monsieur dormeur lui barra la route:
– où vas-tu si vite lui dit gentiment celui qui devait être paysan. Tu te souviens ce que t’as dit ta maman? Tu descends à Sainte-Claire. On arrive, tu entends , le train ralentit. Attends je vais prendre ta valise et je vais t’aider à descendre.
La tête de chien, longtemps restée cachée sous les mains caleuses du brave homme impressionna Isabelle qui se laissa guider jusque sur le quai recouvert de graviers mauves.
‘- Lili, c’est moi tante Mélie.
Isabelle reconnut les cheveux argentés de sa tante qui gesticulait à une vingtaine de mètres de là.
– Oh dis donc, qu’est-ce qu tu as grandi, et tes cheveux blonds eux aussi ils ont bien poussé. Bon, c’est pas que cest loin, mais allez ouste, à la maison, de toutes façons on na plus rien à faire ici.
Mélie marchait vite et Isabelle n’avait pas envie de parler, encore sous le coup de la frayeur. Elles rentrèrent en moins de dix minutes. Elles ne s’étaient pas embrassées, pourtant elles s’aimaient bien; ça se voyait.
Ca sentait bon chez Mélie. La cuisine dégageait une bonne odeur de savon de Marseille et de ciboulette coupée. Dans la salle à manger, c’est un parfum de cire et de fleur qui montait au nez. Tout était à sa place, aucun des meubles ne gênait ses voisins. Tout était calme et harmonieux. Tout oiu presque: une boite cylindrique de fer blanc posée sur un confiturier de chêne sombre, et qui de toute évidence n’avait rien à y faire, intrigua Isabelle qui ne put s’empêcher de questionner Mélie.
– C’est quoi çà?
– Ah, c’est ma boite à boutons, j’ai encore oublié de la ranger.
– Tu me les fais voir?
– Viens t’asseoir…
Elles prirent place. La vieille femme ouvrit la boite et la renversa. Une vague fluide et multicolore inonda une bonne partie de la table ronde. Que de boutons, et tous différents, des petits, des gros, des ronds, des carrés, en cuir, en métal, en bois… La bouche d’Iabelle devint aussi ronde que ses yeux tandis qu’un large sourire éclairait le visage de Mélie.
– Qu’est-ce qu’il y en a, s’exclama la petite fille
– Tu l’as dit, presqu’autant que j’ai de souvenirs. Tiens, regarde, tu vois celui-là, le doré avec une ancre de marine, eh bien c’est mon mari quand il est parti faire son service militaire. Ah, qu’est ce qu’il était beau! Oh! et celui-là, regarde, regarde, on dirait une perle, il était sur ma robe de mariée. J’ai tellement dansé ce jour-là que j’ai cassé le talon d’une de mes bottines. Le vert, là, il était cousu sur une veste que mon mari portait quand il allait travailler à la ville et qu’il lui fallait être bien propre pour parler à tous ces messieurs-dames. Je te le dis, un bouton, un souvenir, avec eux je ne perds rien. Des graines de souvenirs si on veut…
Isabelle était trop jeune pour savoir que les trains ne faisaient périr personne dans de méchants remous et qu’elle retrouverait bientôt ses parents. Aussi, en voyant la joie et la force de sa tante Mélie elle jura qu’elle aussi, plus tard, quand elle serait grande, elle aurait sa boite à boutons.
M Pof